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La Confrérie des Libraires Extraordinaires
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12 avril 2020

Les richesses intérieures

Brothers

Si on remonte à l'origine du blog au début des années 2000 ou à la fin des années 1990, on tombe forcément sur la mode américaine du site pré-fabriqué à alimenter jour après jour pour raconter sa vie. Un journal intime en ligne, en somme. Après une navigation dans les archives de la confrérie, je me suis aperçu que je ne vous ai jamais parlé de moi. Alors voilà, un jour, je suis sorti avec une touriste chinoise et, dans les jours qui ont suivi son départ, je me suis ouvert un nouvel horizon littéraire. Du coup, dans le rayon de ma librairie d'alors, j'ai pris le bouquin le plus fascinant: un gros machin traduit du chinois, paru en France lorsque les membres fondateurs de la Confrérie des libraires extraordinaires débutaient, de huit cents pages et surtout, que Ravhin avait placé sur le haut de la pile de ses lectures marquantes.

Il avait raison, Ravhin. Il y a plein de trucs, dans ce texte. Je veux dire par là qu'on passe par tous les genres. Un peu comme dans Tout  ce que j'aimais de Siri Hustvedt, on glisse preque sans sans aperçevoir d'un genre à l'autre, de la farce au mélo, du fantastique à l'histoire, de la cruauté à la comédie. On mettra toujours plus en avant le anglo-saxons que les autres mais, pourtant, la richese de ce qu'on peut trouver ailleurs devrait plus être mise en relief que ce qu'elle n'est. Brothers en fait parti, ce ces textes pantagruéliques cachés dans des rayons où on ne va jamais, ceux dans lesquels on ne s'aventure pas parce qu'on préfère les terrains balisés. Alors je le balise pour vous, le rayon chinois.

L'intrigue est foisonnante et est prétexte au caractère tentaculaire du texte autant qu'elle le nourrit. Ma phrase est foutraque, je le concède volontiers, mais elle n'est pas dépourvue de sens.
Si on part du principe que le point de départ, c'est la famille recomposée, un mariage entre parents veufs et deux petits garçons de sept ans à qui on dit qu'ils sont frères à partir de maintenant, le texte parait fade et cousu de fil blanc, mais même si la fraternité s'annonce rapidement comme le moteur du texte, ce sont les intrigues qui concernent les deux personnages et qui n'ont pas forcément grand chose à voir qui confèrent au texte la richesse vertigineuse qui suinte de ses pages. Et encore, ce ne sont même pas leurs aventures mais leur lien indéfectible qui renvoie sans cesse vers l'humble noblesse du roman. Les deux facettes se nourissent autant qu'elles mettent l'autre en avant, et c'est cette interaction entre le texte et lui-même qui le promeut au rang de grand écrit.

Pour bien vous figurer la densité de Brothers, il faut que j'adonne à la comparaison avec l'image. Prenons Heimat, ce film allemand de presque quatre heures ou bien Un village francais et ses sept saisons de cinquante-deux minutes. On retrouve cette même densité, ce même étirement du temps, ce même refus de l'éllipse dans Brothers. Forcément, avec un tel espace-temps à disposition, on peut en poser des questions, en dégager des problématiques, en soulever des lièvres. On peut y mettre tout plein de personnages et les peaufiner à loisirs, s'en servir autant qu'on veut et les mettre au service d'autant d'intrigues qu'on juge utiles et pertinentes. C'est sans doute ça, le plus fort du texte: la profusion de tout, la richesse de chaque action, interaction, personnage, articulation, rappel ou écho. Il y a quelque chose de fort et rassurant de lire l'oeuvre d'un auteur qui ne s'interdit aucune longueur, aucune digression et qui prend le temps d'enrichir chacune de ses idées par une autre, et qui prend le soin de faire interagir chaue longueur avec une autre jusqu'à retirer toute notion péjorative à la longueur. Chaque pas de côté, chaque virée en dehors de l'intrigue, au-delà de l'échappatoire évident à la linéarité, se met au serivce du personnage et lui apporte suffisemment pour que lui même apporte à ses agissements futurs qui le nourrissent à leur tour. Tout coïncide et toute brique supporte autant qu'elle est supportée.

C'est un peu vertigineux, dit comme ça, mais ça l'est. C'est cette architecture savante, d'échos clairs autant qu'ils sont complexes qui place Brothers dans un panthéon littéraire à part, auquel peu de textes peuvent prétendre. Se lancer dans la lecture d'un texte aussi vaste et dense, sans respiration autant qu'il en regorge, c'est un saxré investissement qui pose une nouvelle question (à moi, en tout cas) qui revient régulièrement: comment arriver à parler suffisamment bien des textes qui comptent ? Je veux dire par là que la balance entre l'attachement porté à un texte lu, digéré et aimé et la manière qu'on puisse avoir d'en parler, d'en rendre compte et de le diffuser n'estjamais à l'équilibre. Quans le texte est fort et produit un effet à ce point costaud et absolu, en parler avec la même force qu'on le porte n'est pas toujours possible. Et pourtant, il nous faut essayer, faute de taire le texte et l'auteur complètement et rendre notre voix nasillarde. C'est justement ce qu'on fout tous ici qui nous porte et nous amène à les diffuser. Un texte marquant est fait pour être diffusé, la littérature solitaire est vaine.

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