Le Grand Nulle-Part
Pour ceux qui se posent la question, parce qu'elle est inévitable, Norilsk n'a de polar que les écrits pour lequel on connait son auteur. Caryl Férey en écrit, mais pas là.
C'est juste qu'il y est allé et que Norilsk (la ville, pas le texte) vait excité sa curiosité. C'est un coin pourri, un ancien goulag devenu ville à part entière, dont la population est très largement employée par la mine qui s'y trouve. Mais aussi, la température y descend jusque soixante en dessous de zéro, la faune et la flore se sont barrées sur trente kilomètres à la ronde à cause de les pluies acides gnérérées par les usines qui s'y trouvent, la population baisse mais seulement sur autorisation des autorités, les spots d'urbex y fleurissent, les lac ne gèlent jamais à cause de la pollution, la ville part en lambeaux et, pour ceux qui veulent aller y faire un tour, l'autorisation des services secrets russes est obligatoire. Ou alors, faut aimer la garde à vue et les interrogatoires de l'enfant du KGB. Voilà.
C'est un récit de voyage à part, du coup. Par la destination choisie, déjà, mais parce que c'est Caryl Férey, en plus. C'est sa plume cynique et outrecuidant (que j'utilise ici parce que plus personne ne le fait) qui laisse le récit en marge de Tesson, Shackelton, Arthaud ou Bougainville. Ou Borgnefesse, mais lui, c'est parce qu'il n'existe pas, en fait. On sent l'auteur de roman noir et, plus encore, on le voit se regarder lui-même sous un prisme différent.
On sent qu'il n'a pas l'habitude de parler de lui comme il le fait dans Norilsk (le texte et la ville) et qu'il se trouve peut-être aussi poussé au cul par le voyage lui-même. C'est toujours l'occasion de se poser devant soi, un voyage, à plus forte raison vers une destination aussi badass et a priori inhospitalière. Il parle vachement des Russes, des habitants de la ville et de la ville elle-même, et beaucoup, mais il laisse les lignes décrire un peu plus que son séjour là-bas. Il laisse sa plume donner une auitre vision de lui-même pas lui-même, étant à la fois cible, vecteur et destinataire. Nous, on est là pour voir Norilsk et ce qui la fait vivre, et c'est croquignol et barriolé, mais il n'y a pas que ça à trouver dans le texte.
Du coup, forcément, c'est une super porte d'entrée pour qui n'a jamais lu Caryl Férey. On y trouve sa passion pour le foot comme dans Raclée de verts, l'inspiration de son personnage comme dans La jambe gauche de Joe Strummer, ses habitudes d'escapades comme pour Mapuche, et son inspiration pour écrire son roman en Sibérie, celui qui finalement est devenu Norilsk (le texte pas la ville).
Parce qu'on sent bien que ça l'a marqué, Norilsk. Le matériau, la ville elle-même, a l'air de produire un effet de ouf et ça ne pouvait aboutir qu'à un récit de voyage. Vu de chez nous, c'est une ville inacessible, tant par le froid que la pollution et le FSB mais, plus on suis Caryl Férey dans sa découverte de la ville, plus on la sent toujours mystérieuse. Différemment, mais toujours encore un peu. Il donne la parole à tout un tas d'habitants rencontrés là-bas et qui éclaire un peu la zone d'ombre que Norilsk représente dans nos esprits mais quelque chose nous échappera toujours. Des lieux abandonnés, souvent: ici un immeuble pourri, là une grande colline où se coitoient cadavres de bus ou de ferrailles, plus loin encore, une usine fermée parce qu'écologiquement catastrophique, même si Norilsk est une des villes de toute façon les plus polluées au monde.
Il y a l'expérience humaine, aussi et la necéssité, pour découvrir un autre lointain, de s'abandonner un peu. Pour découvrir un ailleurs et connaitre un homme ou une femme à la culture si différente, il faut nécéssairement s'alléger l'esprit et laisser de côté nos sophistications inconscientes et vitales. Comme si on revenait à nos bases, à ce qui nous fait homme, à nous défranciser pour nous russiser et comprendre ceux qui le sont naturellement, comme chacun ferait pour connaitre l'autre. Comme les Russes auraient pu/du le faire devant les Nénètses, habitants originels de ce coin de la Sibérie. Même entre nous, on ferait bien de le faire, même à une échelle différente.
Le matériau de Norilsk est riche et dense, et c'est justement ce qui fait du texte un récit à part dans l'oeuvre de Férey, dans le genre et dans l'autre, dans la littérature plus largement. C'est l'oeil d'un romancier quui se pose là, qui ne verse ni dans le voyage, ni dans le polar, ni dans l'histoire, l'éthno ou la socio et qui met tout en même temps, sur un fond rock trop ancré en lui-même pour qu'il ne s'en dépareille. C'est parce que le sujet est inattendu, riche et improbable que, malgré Caryl, Norilsk ne pouvait être un polar ni Férey en accoucher.