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La Confrérie des Libraires Extraordinaires
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3 avril 2020

Les richesses parallèles

serpent

Cette lecture est belle. Mais cette lecture est dérangeante, aussi. Mais Yachar Kemal n'a pas fait exprès. Enfin si, mais pas que.

Mais je peux pas vous laisser avec ca: enfin si, mais pas que. Kemal a pris un soin tout particulier à brosser un beau personnage d'ado, dur, froid, et qui a sombré dans la folie. L'histoire est pas drôle, certes, et la variante de l'amant dans le placard tourne mal quand il y a un fusil et un petit village. Quoiqu'il y a même bien plus que ça. Le texte semble court mais s'avère assez dense et très riche, et par conséquent, offre à qui le lit une palanquée de manière de le lire et de couleurs à lui donner. Tout dépend quelle thématique le lecteur (ou la lectrice: c'est très important, ca) choisira de placer comme prioritaire sur les autres. L'une d'elle doit avoir la primauté, et selon le regard porté sur la petite oeuvre, on y verra une variation sur la folie, un texte sur la condition de la femme dans la Turquie rurale d'alors, les interactions sociales entre villageois ou bien une chronique judiciaire racontée sur un ton lyrique, pourquoi pas.

Outre le naufrage du personnage principal, projeté dans le monde adulte avant qu'il n'en soit un, il y a sa position par rapport à tous les secondaires qui tisse et noue une solide trame au texte. Il s'agit pour lui de trouver sa place et sa position entre sa mère mal vue, ses oncles vengeurs, le village voyeur et plus encore, par rapport à son esprit qu'il sent vriller. Les décalages entre les attentes et aspirations de tous et ce qu'il aimerait ou s'attend à être lui-même lui donnent toute la profondeur nécessaire pour que le texte entier tienne debout grâce à lui et autour de lui. Pour le reste (j'entends ce par quoi la difficulté pour lui de se placer est évidente et construite autour de l'élément déclancheur et toutes ses conséquences), Yachar Kemal les martèle pour que le lecteur puisse bien en faire le tour. Il insiste particulièrement sur les personnages charismatiques et c'est justement une phrase qu'il a du pensé anodine, à en juger par le peu de relief qu'il lui accorde, qui met encore plus mal à l'aise.

Un texte n'est forcément pas très chaleureux quand on assiste à l'emprise de la folie sur un personnage, à plus forte raison s'il est enfant ou ado, mais le malaise au détour d'une phrase est encore plus prenant. L'élément déclancheur, donc, c'est l'assassinat du père sous une rafale de balles à travers une fenêtre, scène d'autant mieux décrite que Kemal a eu recours à la veine dramatique mais bien loin des polars anglo-saxons qui s'abreuvent de fusillades. Le personnage du père, central et effacé, invisible mais qui semble s'adresser à l'ensemble des personnages, secondaire mais fondateur, est ambigü et s'il semble mu par des tas de sentiments contradictoires, c'est plus son passé que son avenir mort-né qui pose problème. Il est charismatique, lui aussi, tenait au village une place importante, était respecté de tous et avait épousé une belle femme. Sans dévoiler la phrase malheureuse (ou en tout cas que j'ai lu comme telle et qui m'a totalement changé la vision du personnage mais sans doute contre le rendu que Yachar Kemal devait espérer et sur lequel il a bossé), c'est sa rencontre avec sa femme, mère du personnage principal, et les moyens mis en oeuvre qui détonnent. Lui, le personnage respecté, important, figure paternelle et paternaliste, chef de famille depuis la mort de son père, grand éleveur du village, sage et passionné, autoritaire et doux, tentative de personnage empreint de grandeur indiscutable qui a pourtant recours à de basses ficelles que Kemal mentionne à peine en refusant d'insister dessus comme il le fait pour tout autre détail. C'est cet écart entre sa volonté de répétition et l'énonciation entre deux virgule pour ce détail là, jusqu'à le minimiser, qui gêne.

Mais si l'on excepte cette proposition, petit bout de phrase entre deux virgules, la mise en scène de la folie et de la lente chute vers elle est excellement rendue. Evidemment, une telle descente joue aussi sur le malaise général du lecteur mais plus acceptable tant il est voulu et travaillé. Sur ce point là, le texte est une réussite, et la surprise de le trouver aussi dense alors qu'on ne sent que la fine tranche et le fin dos du bouquin au creux de notre/nos main(s) provoque lui aussi un effet certain. Malgré le thème lourd et la violence psychologique sourde qui émane de chaque page (car c'en est une, bien montée, bien exprimée et très dense, elle aussi), c'est la richesse du texte qu'il faut souligner, jusq'à celle insoupçonnée, tant le texte finit même par interroger, presque malgré lui et bien longtemps avant notre époque et nos questionnements actuels, la vision et la place de la femme dans une société, même un peu différente de la nôtre ici.

 

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