Ca interpelle un peu, la couverture rose, surtout flash et indéfinie. Et puis après, on voit que c'est un texte de Grazia Deledda, et quand on connait, on a l'oeil qui s'éveille et on sent le besoin de replacer Grazia Deledda dans le paysage, parce que pour être honnête, elle est un peu paumée et reste un peu en marge de ce qu'on lit maintenant. Mais, ca, ca s'explique.
D'abord, elle est sarde, Grazia Deledda. Et comme les Gênes a un port, le Piémont des clubs de foot, la Sicile une mafia, Rome un empire, Naples une pizza et si on regarde bien, la Sardaigne n'a rien a revendiquer qui puisse la placer sur la liste des clichés réducteurs.
Elle est plus toute jeune non plus, Grazia Deledda, à tel point qu'elle n'a même pas vu la Seconde Guerre, après laquelle il s'est passé plein de trucs qui ont enterré l'époque qui la précédait.
Grazia Deledda est prix Nobel, mais il y a vachement longtemps, on en arrive presque au centenaire. Ca remonte un peu, il y a un peu de poussière dessus, ca encourage par forcément à aller y jeter un oeil, sauf curiosité développée.
Et puis bon, on a un peu tendance à laisser les auteurs italiens de côté, icin faut dire. Sauf Dante et Umberto Eco, certes, mais bon. C'est un peu réducteur, du coup, d'autant plus que le Da Vinci Code concurrence un peu Le nom de la rose, même si c'est nettement moins bon.
Mais plutôt que de vous faire croire que je connais Grazia Deledda par coeur alors que je n'ai lu que Dans l'ombre, la mère, je vous propose de vous plus vous parler du texte en question que de l'auteur.
Il y a quelque chose d'assez frappant et surprnenant, autant sous la plume d'un auteur italien qu'à propos de la Sardaigne aux eaux turquoises. Dès les premières lignes (et c'est très efficace), on a l'impression d'écouter un auteur victorien décrire une grande maison gothique de la campagne anglaise, ou un écossais planter un décor dans son petit village perdu dans la lande. C'est noir, venteux, avec un ciel bas, des personnages qui marchent contre le vent avec des grands manteaux qui volent et on se croirait presque à marcher derrière Van Helsing. Bien qu'on soit avec une auteure italienne du début du siècle qui nous embarque dans un village de la Méditerrannée. On s'attendrait presque à du fantastique, et Deledda en a forcément lu un peu à en juger par quelques incursions plus où moins prononcées sur certaines scènes de sommeil. On part là dessus, sur ce postulat de base hors de tout contexte et profitant de la saveur du décalage. Un peu comme lorsqu'on rêve la nuit et que le décor change brusquement sans qu'on s'en apercoive, à ceci prêt que dans le cas de Dans l'ombre, la mère, les deux se superposent étonnemment bien. Ca ne jure même pas.
Mais attendez, il n'y a pas que ca ! C'est assez frappant de voir tous les traits communs des romans ruraux. Je veux dire par là qu'entre le personnage central qui s'interroge à l'air en proie à lui même de la même manière chez Maupassant, Tchékhov, Whitman ou Deledda. En lui, ca a l'air assez tendu et agressif, mais pas tant autour. Le prêtre mis en scène, qui passe une journée pas marrante pour lui à sa cure ou en dehors, est en fait assez semblable à nous. Il est pluriel en lui, et pas forcément d'accord avec lui même, ne sait pas toujours vraiment s'écouter (et le fait dans le même temps parfaitement aussi), sait où il doit aller et sait qu'il y arrivera. Pas encore comment, mais il sait qu'il y arrivera.
L'intrigue générale est assez simple et la thématique plutôt ancrée dans les problèmes d'avant-guerre, voire, pourquoi même au dix-neuvième, mais ce n'est pas le sujet. Toute la saveur du texte et son intérêt réside dans les personnages. Il y a un prêtre, le seul du village, et sa mère. Ils se croisent peu, on peut laisser leurs interactions de côté. Il y en a quelques unes éparses, mais ce sont leurs solitudes, leurs heures éloignés qui les rapprochent autant qu'elles les enrichissent. Leurs évolutions explique celle de leur relation qui elle même explique qui ils sont. On serait presque dans une nouvelle feuillue, mais l'enchevêtrement d'eux avant, d'eux maintenant et de leur présence aux côtés de l'autre promeut le texte au statut de roman a part entière. Les personnages bouillonnent en eux-mêmes, à propos d'eux-mêmes, pensent trop à eux-mêmes mais n'échafaudent ces raisonnements qu'en tenant compte de l'autre. Elle de son fils, lui de sa mère. Et pourtant, malgré cet axe dense, la relation entre eux n'est qu'un décor. Elle prend toute la place mais n'est que le décor. Elle donne toute sa densité au texte sans se montrer.
On s'y attache, à ces deux-là. Ils sont un peu empreints de valeurs passées, certes, et ca nous retire probablement quelques détails minimes pour saisir toute la portée du texte, mais ca ne joue pas trop, finalement. Ils ont plein de trucs à dire, autant eux que la poignée de secondaires qui gravitent autour, ca et là. On se retrouve avec eux sans les connaitre et Dans l'ombre, la mère se retrouve comme parfaite illustration d'une règle peu connue mais évidente à notre époque, et qu'on peut tester chaque jour sur chaque personne: quand on discute avec quelqu'un (mais vraiment, hein, quelqu'un qui ose se livrer, même un peu, parler de lui/d'elle et tout), on s'y attache forcément. S'il ose parler de lui, même celui qu'on ne peut pas encadrer ou avec qui on a aucune raison d'accrocher est finalement attachant.
Et les personnages de Dans l'ombre, la mère ressemblent parfaitement à ça. Au delà de s'y retrouver, je veux dire. On peut aussi se retrouver dans les personnages construits par Grazia Deledda, mais avant d'aller dans cette direction, c'est d'eux qu'il faut profiter: des personnages fictifs qui parlent d'eux mêmes malgré eux jusqu'à en être vertigineux. L'essence même de la fiction est là, compilée dans un roman court et dense.