Au bord du gouffre
Antoine Choplin, beaucoup l’ont découvert avec La nuit tombée, un texte précieux qui nous présentait l’après Tchernobyl sans que jamais rien ne transparaisse. Cette année il nous livre, toujours à La fosse aux ours (l’éditeur qui publie ses textes les plus aboutis), un recueil de nouvelles qui vaut le détour. Si vous pensez que la littérature française manque d’envergure, allez voir du côté d’Antoine Choplin. Cela ne veut pas dire qu’il va vous réconcilier avec elle puisqu’après l’avoir lu, vous allez sérieusement regretter d’avoir perdu du temps avec tous ces auteurs recommandés par François Busnel, mais au moins vous comprendrez que tout n’est pas perdu.
Dans les textes d’Antoine Choplin, les personnages se trouvent justement là où tout est perdu. Le camp soviétique que l’on devine dans La conjecture d’Olga, la vie quasi-orwellienne que mène Wagram dans Le cours des choses et puis surtout Prez et Milton qui dans Les gouffres, la nouvelle qui donne son titre à ce recueil, arpentent une ville déserte, las et sans autre but que d’arriver à rejoindre le canal pour le suivre jusqu’à l’océan. Qui sont-ils, que font-ils, pourquoi ? On en a cure car l’atmosphère mystérieuse qui prédomine, la tension qui nous maintient sur nos gardes et la cocasserie des personnages qui n’ont rien à envier au couple Mercier et Camier de Beckett, donnent corps au texte sans autre besoin d’artifices. Extrait:
« Quand on aura le biscuit, je te demanderai si tu as encore faim. Tu mettras un peu de temps pour répondre.
Non, j’ai assez.
Moi, c’est pareil. J’ai bien assez. Vraiment. Je vais même te dire un truc, Milton : même si un gars se pointait avec un biscuit, rien que pour nous, qu’on aurait même pas à payer, eh ben je lui dirai qu’il peu se le garder. Qu’on est assez nourrit. C’est ça que je lui dirais.
Il y aura un temps de silence.
Dis moi un truc, Prez. Maintenant si t’imagines que ton gars, il se pointe avec des tranches de rosbif, du bon rosbif bien rouge, est-ce que tu lui dirais la même chose qu’avec les biscuits ?
Ah, ça.
Parce que moi, en tout cas, je lui dirais pas la même chose si c’est des biscuits et si c’est du rosbif bien rouge.
C’est sûr que c’est pas pareil. Mais bon, en même temps, déjà d’imaginer un gars qui déboule avec des biscuits. Mais avec du rosbif. Alors là, elle est bien bonne celle-là.
Et je me mettrai à rigoler doucement, et puis toi aussi et je trouverai ton rire un peu étrange, c’est ce que je me dirais en moi-même. »
Antoine Choplin sait dire beaucoup de choses avec peu de moyens. Ce « rire un peu étrange » sous-entend le désespoir grandissant et la faille qui se creuse en Milton. En parlant de failles, les lieux où se situe l’action sont chez l’auteur des zones de non-droit, des faubourgs abandonnés, ce qu’il reste après la catastrophe, quand tous sont partis. Ces territoires où se situe l’action sont souvent couplés à des objets qui permettent l’évolution de la narration. Des moyens minimes qui ramènent à des thèmes essentiels : la solidarité, l’amitié, l’espoir. Et pour nous la satisfaction de voir un auteur faire confiance à ses lecteurs.